Leur histoire (et la mienne)

Il y a tant de choses qu’en tant que parents on donne inconditionnellement à nos progénitures -en premier lieu l’amour, démonstratif ou non selon le passé et/ou l’éducation reçue, ensuite les besoins primaires auxquels on subvient, puis les distractions, éducatives ou non- sans qu’elles ne puissent soupçonner les moindres difficultés qui peuvent venir se greffer à ces actes qui ont pour but qu’ils ne manquent de rien.

En devenant mère à mon tour, j’ai pris conscience du parcours de mes parents en nous élevant tous les quatre et les épreuves auxquelles ils ont du faire face. Avant de franchir ce seuil de la maternité, je me rends compte que je ne m’y étais jamais intéressée réellement. Je n’étais pas non plus une enfant soucieuse de comprendre les problèmes d’adultes, je me contentais bien de mon statut d’enfant pour ne pas avoir à m’en préoccuper. En même temps, combien est-il délicat de les interroger sur des questions qui relèvent d’un passé qui a meurtri. L’évoquer réveillerait des souvenirs douloureux, sans nul doute présents à jamais dans leur mémoire.

Lorsque l’on « tombe » dans une famille issue de l’immigration, il y a toute une histoire qui nous suit, à commencer par les circonstances du départ du pays d’origine. Je n’ose pas imaginer l’horreur de la guerre qu’ils ont du fuir, les morts, les camps de réfugiés en Thaïlande, leur arrivée en France, leur adaptation à une culture et à une façon de vivre à des milliers de kilomètres de la leur, leur intégration dans la société par le travail. La famille et les amis laissés au pays ou morts pendant le conflit, la peur de ne pas pouvoir rejoindre le pays d’accueil, et d’autres faits encore qui m’échappent, toutes ces expériences douloureuses qu’ils ont emportées avec eux en arrivant ici ont du les marquer à vie. Je peux alors concevoir le fossé qui se tenait entre nous lorsqu’ils tentaient de nous avertir sur bien des sujets, avec des points de vue (surtout mon père, plus expansif et tranché dans ses avis) empreints de sagesse et de maturité et portant le fruit de leurs expériences, nous qui n’avions jamais connu, si l’on en fait la comparaison, qu’une vie insouciante dans un pays développé et en paix. La BD sortie en début d’année a certainement éclairé un bon nombre de personnes issues de cette communauté sur le passé de leurs parents et grands-parents, et donc de la leur.

Une multitude de cousinades avait lieu, plusieurs années après leur installation et notre naissance, au minimum chaque été chez la famille. De ces rencontres estivales naissaient des histoires qu’on s’amusait à se relater encore longtemps après. Les fous rires fréquents, les confidences amoureuses adolescentes, les virées furtives et discrètes à quelques mètres des deux domiciles mitoyens, les tablées familiales qui par moments s’agrandissaient pour recevoir des personnes plus éloignées du cercle familial, habitant la même ville, ou des hôtes ponctuellement présents pour des raisons qu’on ne pouvait deviner si l’on ne questionnait pas ou n’était pas suffisamment attentif, l’aide apportée à la fin de ces repas pour la montagne de vaisselle qui se faisait dans le jardin, les quelques rencontres intéressantes et marquantes parmi les nombreux invités de passage ou récurrents, ont rythmé la petite vie dissimulée derrière les portes de ces deux maisons, implantées dans l’environnement bétonné grisâtre parsemé de tours à côté, qui donnaient accès à un univers totalement insoupçonné si l’occasion de les franchir ne venait jamais à se présenter. C’était des moments conviviaux que j’avais souvent hâte de retrouver et qui me semblent faire désormais partie d’un passé révolu. La génération de mes parents n’est pas éternelle et un jour ces personnes partiront un à un de ce monde. A ce moment-là, le changement se fera ressentir et sera radical : elles ne seront plus le socle qui cimente ces liens entre les différents membres de la famille dispatchés aux quatre coins de la France, menant parfois une vie à des milliers de kilomètres de celle de nos parents. Honorer les traditions était un devoir pour eux, la deuxième génération ne saurait reprendre le flambeau par désintérêt et/ou méconnaissance.

Aujourd’hui je partage les craintes de tout parent rencontrées tout au long de l’exercice de l’éducation d’un enfant. Elles peuvent concerner les moments actuels tout comme l’avenir de l’enfant sur les problèmes qu’il rencontrera et la façon dont il en sera affecté, elles peuvent aussi être liées à sa propre manière d’éduquer en tant que parent (est-ce que l’on fait bien les choses, pas assez, mal, et j’en passe). Ces doutes sont bénéfiques car ils permettent de se remettre en question pour essayer de mieux faire et de s’ajuster. En écrivant ces lignes, je ne peux m’empêcher d’éprouver une certaine admiration envers mes parents, arrivés dans ce pays le cœur serré d’avoir laissé derrière eux l’endroit où ils vivaient ainsi que des proches, ayant une vie entière à reconstruire dans une langue qu’ils ne parlaient pas. Ils ont fait preuve de débrouillardise et nous ont inculqué des valeurs propres à ce qu’ils sont et à l’image de notre culture, qui se trouvent parfois éloignées voire opposées à ce que l’on peut voir au quotidien.